La légende du Vert Bouc

Vingt-trois heures cinquante. La tourmente de neige fait rage. Temps propices. Quatre solides gaillards gravissent la colline dans un silence farouche. Point d’hésitation si même le tapis blanc a estompé le relief. C’est que la sente, ils la connaissent dans ses moindres détours. Nés au hameau de Marché, ils ont usé leur jeunesse dans les taillis qui assiègent le château. N’empêche que, ce soir, c’est avec une pointe d’angoisse qu’ils se glissent au pied de l’imposante muraille. Nul n’est au courant de leur équipée, sa réussite dépend d’ailleurs du secret qui l’entoure. Voici un mois qu’à la veillée, ils ont conçu et arrêté le projet. Depuis, à l’insu de leurs proches, ils ont préparé leur expédition. Maintenant, l’heure est venue de leur coup d’audace et nul d’entre eux ne songe à reculer.

Dans une heure, ils seront peut-être couverts d’or. Ne dit-on pas qu’avant de partir guerroyer au loin, un margrave dont le nom se perd dans le nuit des temps a enfoui dans le puits du castel un coffre contenant la majeure partie de sa fortune ? Leur imagination ruisselle d’écus et de rubis. Il faut que se dresse devant eux la lourde porte du manoir pour que le mirage se dissipe et qu’ils reprennent leurs esprits. Les douze coups de minuit ont-ils sonné ? Ils n’oseraient l’assurer. Par prudence, ils décident de patienter quelques minutes supplémentaires. Les flocons voltigent en folles sarabandes, étouffant tout bruit de leur épaisseur ouatée.

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Une consultation rapide du regard : d’un pas leste qui connaît les moindres aspérités de la muraille, nos quatre audacieux franchissent l’enceinte. Personne au château. Les vieux avaient raison qui affirmaient que le Vert Bouc s’absentait cette seule heure par année. En quelques minutes, ils ont rejoint le puits. Penchés à la margelle, ils déroulent leurs cordes. Maintenant il s’agit de jouer d’adresse : harponner le coffre aux quatre angles, le remonter en douceur. Un choc, dit-on, suffit à alerter le gardien du trésor. A force de patience, ils arriment le coffre tant convoité. Les cordes se tendent et, paume après paume, la lourde masse s’élève dans la nuits. Un dernier effort, elle arrive à la hauteur de la margelle. Quel fut le maladroit ? Nul jamais ne le saura. Toujours est-il que, perdant l’équilibre, il se coinça le doigt entre le moraillon et la paroi. La douleur l’emporta sur sa prudence, il lâcha un juron et le coffre par la même occasion. Il ne fallait pas un aussi grand vacarme pour alerter le Vert Bouc. Nos jeunes gens entendirent pousser au loin un bêlement sinistre et prirent leurs jambes à leur cou.

Le trésor, paraît-il, dort encore au fond du trou. Depuis quelques années, d’autres fils du pays ont entrepris de vider le puits. Ils prétendent qu’ils ne cherchent pas l’or, qu’ils ne craignent pas le Vert Bouc, mais nul n’en croit rien de ceux qui ont rêvé la légende à la veillée.

Chevalerie de l’Ordre du Chuffin.
Janvier 1973.

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